Il faisait doux pour une fin de mois de novembre, et il régnait comme un air de fête dans la ville.
Il monta au cinquième étage avec son Coca à la main et son journal sous le bras. Il était temps de se préparer.
Arrivé à l’étage, il s’assit, regarda sa montre, jeta un œil au journal.
II avait un peu de temps.
Ses souvenirs l’assaillirent.
⁂
Quand il sortait de l’école, elles étaient nombreuses les mamans à venir attendre les gamins. Il y avait celles qui ébouriffaient les cheveux, celles qui écoutaient avec fierté les récits des exploits de cours de récré , celles qui avaient un sourire indulgent pour les mauvaises notes.
Sa mère à lui n’était jamais là.
Sa mère il la voyait à l’école quand le directeur la convoquait, parce qu’il s’était battu avec l’un de ces petits bourgeois prétentieux qui rigolait de ses fringues usées, de sa mère célibataire qui bossait trop et trop longtemps à l’usine.
Sa mère il la voyait quand il rentrait à la maison, si elle y était, et jamais elle ne l’ébouriffait ou le complimentait. La seule chose qu’il savait c’est qu’il la décevait. Toujours.
Il n’était pas assez comme les autres, pas assez travailleur, pas assez ambitieux.
Pas assez bien. Quoi qu’il fasse.
« si tu le voulais vraiment, disait-elle, tu pourrais changer le monde ! »
Le temps passait, à l’école ça n’allait pas mieux. Peu à peu il s’isolait et cherchait comment faire pour qu’elle le regarde, qu’elle l’aime. Qu’elle l’admire même peut être un peu.
Un jour qu’il marchait dans le quartier d’affaires son regard avait été attiré par une vitrine dans laquelle un grand drapeau s’étalait.
Il s’était approché avait passé la porte et était ressorti une demi-heure plus tard avec un formulaire d’engagement dans les marines.
Il avait 17 ans, l’age minimum requis, mais il allait servir et elle serait fière de son courage, de son engagement pour la nation…
Mais quand il lui en parla, elle le traita d’inconscient, lui dit que c’était honteux de lui imposer tant de soucis, alors qu’il devrait faire de l’argent pour subvenir aux besoins de sa mère, plus tard, quand elle serait vielle. Il devrait vivre ce rêve américain, pas aller se perdre avec un uniforme ridicule dans un pays lointain pour une mission inutile.
Mais il partit.
Dans la base militaire, il ne se passait rien, les soirs monotones se suivaient. Soit à monter la garde, bien qu’il n’y ait plus personne pour s’en prendre aux installations militaires des vainqueurs, soit à sortir les soirs de permissions, toujours dans les mêmes bars remplis de soldats américains, puisque la population locale n’aimait pas de retrouver près des « occupants étrangers »
Alors il avait cherché a s’occuper autrement. Il avait rencontré un type, copain avec un type qui avait été socialiste et ce copain de copain lui avait prêté des bouquins de Marx, et d’autres théoriciens socialistes. Ça avait été une révélation : plus qu’un rêve américain, il existait un rêve internationaliste fait d’égalité, ou les fils de petits bourgeois n’aurait plus le droit de s’en prendre aux orphelins mal sapés.
Ça avait duré deux ans, mais il avait trouvé comment sa mère deviendrait fière de lui. Il serait révolutionnaire, il serait communiste, il serait une sorte de « Che » américain, Un Lénine du sud, Un Staline des Rednecks. Il ferait se lever le prolétariat américain.
Quand son avion atterri à la Nouvelle-Orléans, et qu’il retourna voir sa mère pour lui expliquer sa vision d’un projet humaniste émancipation des masses laborieuses, elle le traita de fou, de fainéant, d’égoïste qui préférait la cause des « soi-disant opprimés » là ou il devrait plutôt penser à gagner de l’argent pour assurer les vieux jours de sa vielle mère et ou il devrait fonder une famille pour que sa future belle fille puisse prendre soin d’elle pendant qu’il irait gagner du fric et vivre son rêve américain.
Alors il partit à nouveau. Il investit la solde de ses deux années d’exil dans un projet fou.
Il traversa l’Atlantique, débarqua en Finlande et passa de nuit la frontière avec l’URSS.
Il demanda l’asile politique, bien décidé à vivre son rêve internationaliste d’égalité entre les hommes.
On lui trouva un travail dans une usine à Minsk, mais là encore il se sentit seul. Américain dans un pays ou son mode de vie était considéré comme à l’opposé des principes de la révolution prolétaire, il vivait chaque jour des changements d’humeur intense ; partagé entre l’espoir et l’admiration d’une société sans castes, et les brimades qu’il subissait en tant « qu’impérialiste américain ».
Il se sentait perdu, il se sentait déçu, il se sentait seul et ne savait plus qui il était, ce qu’il valait, s’il méritait de vivre ou d’être aimé, puisque même sa mère le rejetait, et que la nation qu’il avait choisit, ne l’acceptait pas.
C’est là qu’il la rencontra et que sa vie changea.
Pour la première fois une personne l’aimait et le considérait digne d’intérêt : Marina.
Alors il l’épousa, peut-être un peu trop vite et il la mit enceinte…
À la naissance de June, l’appartement de Minsk lui sembla trop petit, Minsk lui sembla trop loin de tout, la mentalité des Russes lui sembla étriquée
Et il décida de rentrer vivre son rêve américain.
Sa maman serait fière.
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Il cessa de ressasser ses souvenirs un instant.
De la rue montaient les bruits de la foule.
Il regarda le journal et, une fois encore sa montre, pour vérifier l’heure
⁂
Quand il arriva à Dallas ,où sa mère avait déménagé, elle s’extasia sur sa jolie petite fille et s’empressa de l’accuser de l’avoir fait naître dans un pays de sauvages.
Elle lui rappela comme il était égoïste.
Il décida de trouver rapidement un appartement et un job pour s’éloigner (un peu) d’elle. Mais aussi lui prouver qu’il pouvait vivre le rêve américain.
Pourtant, L’Amérique ne l’avait pas attendu.
Trouver un job, un apart qui ne soit pas sordide, et surtout les garder était difficile
Mais heureusement Marina le soutint, du moins un temps, jusqu’à ce que la colère de Lee, sa rancœur contre ce rêve américain qui se refusait à lui, sa soumission à cette mère mal aimante et la violence dont il pouvait faire preuve quand il se disait désespéré la pousse à aller vivre chez son amie Ruth.
Il était resté seul tiraillé entre son besoin de réussir et de satisfaire sa mère, et celui de vivre en aimant sa femme et en étant aimé.
Et peu à peu l’idée avait germé en lui : S’il n’arrivait pas a vivre le rêve américain, ce n’était pas parce que lui devait changer, c’était par ce que le rêve américain devait changer.
Radicalement, définitivement. Il devait changer le monde et enfin, maman serait fière de lui.
⁂
La porte s’ouvrit, c’était Charles Givens du service des livraisons.
« tu devrais pas rester seul ici Lee. dit il. On va tous se mettre à la fenêtre du quatrième pour mieux voir le défilé ! ».
Lee releva la tête, et lui sourit.
— Oui, je finis un truc ici et je vous rejoins.
— À tout de suite alors.
Charles se retourna, entra l’ascenseur dont les portes se refermèrent derrière lui avec un tintement.
Lee prit le fusil enroulé dans une couverture qu’il avait caché la veille.
Il ouvrit la fenêtre.
La clameur de la foule s’engouffra dans la pièce.
Au loin, sur Main Street, des motards et une décapotable s’approchaient.
Il allait changer le Monde.
Maman serait fière de lui.
Photo : Michael Marco