Élise courait sur le chemin. Elle avait 16 ans. Elle entendait le crissement des baskets de Yann juste derrière elle. En face, on devinait dans la brume la silhouette de l’œil de chat, cet étrange bloc de granit, percé en son centre d’un immense trou qui traversait la roche et laissait voir l’océan et la ligne d’horizon.
Chaque été des milliers de touristes venaient se faire photographier devant la roche. Mais en ce samedi matin de mi-septembre, l’endroit était désert.
Elle accéléra ses foulées, le bruit des pas de Yann s’estompa. Elle avait toujours été plus rapide que lui. De plus, elle avait cru remarquer que ces derniers temps, il n’avait rien contre l’idée de la regarder courir devant lui. L’idée la fit sourire. Elle atteignit le rocher et pris appui sur le rebord de pierre pour regarder à travers « l’œil ». On entendait l’océan sans le voir. La brume était trop dense.
Les pas de Yann ralentirent. Bientôt, il s’arrêtât derrière elle. Elle entendit son souffle régulier s’approcher, sentit ses mains se poser sur sa taille et passer sous son t-shirt. Ses lèvres se posèrent sur sa nuque. Elle ferma les yeux et sentit une chaleur envahir son corps et faire rougir ses joues. Elle était bien.
Ils étaient venus ici des milliers de fois. Quand ils étaient petits, ils se défiaient pour savoir lequel des deux était le plus rapide. En grandissant, c’était devenu leur lieu de rendez-vous. C’est là qu’ils venaient jouer, se raconter des histoires sur ce qu’ils feraient quand ils seraient plus grands. C’est là qu’ils s’étaient vu grandir, là qu’ils avaient échangé leur premier baisé, 2 ans 4 mois et 18 jours plus tôt.
Et je crois que c’est ici que nous allons faire l’amour pour la première fois, pensa-t-elle, tandis que les mains de Yann remontaient sur ses seins.
— Je t’aime ! dit-il. Elle se retourna, lui sourit, l’embrassa et le serra contre elle avec force. Elle fit glisser ses mains sur ses fesses. « C’est le moment parfait » Se dit-elle. Serrée contre lui, elle se sentit aimée, aimante et prête à aimer.
Soudain les sirènes du port se mirent à hurler.
Élise se réveilla en sursaut et écarquilla les yeux. Ses draps étaient défaits, ses joues devaient être rouges du rêve érotique qui l’avait habité et une boule d’angoisse lui broyait le ventre au souvenir des sirènes.
Elle respira pour essayer de se calmer. Elle y arriva presque. Un rêve érotique ? Elle sourit, amusée. Voilà qui était peu banal. Heureusement qu’elle était seule dans sa petite chambre sous les toits. Si quelqu’un savait qu’elle faisait des rêves de ce genre, ça jaserait au village. Un rêve, qui plus est, la mettant en scène avec Yann.
Quoi qu’en y réfléchissant, ce rêve n’avait rien d’une affabulation. Tout ce qu’elle avait vu était un souvenir qui lui était apparu en songe. Elle se rappelait de ce jour près de l’œil du chat il y a 20 ans, avec Yann. Elle se rappelait, que oui, effectivement, ce devait être « le »jour. Elle se rappelait aussi des sirènes et de tout ce qui vint après.
Elle frissonna, se leva et saisit son jean posé sur la chaise près du lit. Elle ouvrit silencieusement la petite armoire face à son lit, en tira un chemisier, un pull épais, une culotte et une paire de chaussettes. Elle allait aller prendre une douche pour se remettre les idées en place. En sortant de la chambre, elle jeta un œil au réveil. Il était 5 heures 30 du matin, à la fenêtre, l’horizon commençait lentement à se teinter de rouge.
⁂
La mer était calme, les étoiles brillaient. La lune croissante avait accompagné le petit chalutier une partie de la nuit.
La pêche avait été bonne. Le vieux Tugdual et le mousse avait relevé les filets plusieurs fois. Vers trois heures du matin il avait ralenti, attendant que la marée soit meilleure pour reprendre la direction du port. Le mousse était allé dormir à l’arrière de la cabine et Tug était sorti fumer sur le pont.
Yann avait pris la barre et avait mis le cap vers l’île. Encore deux heures avant que la marée lui permette de rejoindre le port.
Dans le calme de la nuit, il écoutait le bruit régulier du moteur et laissait son esprit vagabonder. La paperasse administrative qui l’attendait sur son bureau, le prix qu’il pourrait tirer de la pêche du jour auprès des bonnes sœurs. Il avait promis à sœur Murielle. Et quand on promettait un truc à cette petite bonne femme ridée comme une vieille pomme mais toujours souriante, on devait s’y tenir. Il pensa aussi à Julie. Leur relation s’était dégradée, Tout était devenu difficile et sujet de conflits. Chaque conversation finissait dans les cris ou les larmes. Quand il regardait ce qu’était devenue leur relation, il avait l’impression de voir celle de ses parents qui s’engueulaient toujours, se battaient parfois, puis se rabibochaient sur l’oreiller. À la différence près que, si Julie et lui ne se battaient jamais, ils n’essayaient même plus de se réconcilier.
Tugdual rentra.
— Tu as l’air fatigué capitaine, dit-il. Tu devrais dormir un peu. Je te réveillerai quand on arrivera au port.
Le vieux pris la barre. Yann le remercia. Il alla accrocher son hamac aux deux crochets du fond de la cabine. Il pensait s’allonger et discuter avec le vieux, et pourtant quelques secondes après s’être installé confortablement, il s’endormit profondément.
Dans son sommeil il vit Élise. Le temps était brumeux mais chaud comme souvent en septembre. Elle courait devant lui sur la la lande. Ses longues jambes encore bronzées de l’été faisaient de longues foulées et son short en jean (vraiment très short) moulait ses fesses magnifiques. Il l’aimait. Elle avait atteint l’œil du chat quelques secondes avant lui (surtout pour fanfaronner comme toujours qu’elle était la plus rapide). Quand il l’avait rejointe, ils s’étaient caressés, embrassés et caressés encore. Ils auraient sans doute pu faire beaucoup plus, mais les sirènes s’étaient mise à hurler, et plus rien n’avait jamais été pareil.
Yann s’éveilla. Tugdual avait ouvert la fenêtre de la cabine.
— Fait pas chaud ! dit-il d’un ton bourru.
Il prit le thermos et rempli deux mugs de café. Il en tendit un à Yann qui venait le relever à la barre, puis se dirigea vers l'arrière de la cabine pour réveiller le jeune mousse.
Resté seul, Yann se replongea dans ses pensées. Il se demandait pourquoi ce souvenir d’Élise lui était revenu aussi clairement.
Face au bateau, Les lumières rouges et vertes qui marquaient l’entrée du chenal apparurent. Il se concentra sur son pilotage. Les récifs à fleur d’eau, découverts par la marée, pouvaient être dangereux. Heureusement le temps était clair et les premières lueurs du jour commençaient à poindre à l’horizon.
A suivre...