Tout avait été très vite.
Au printemps précédent, les chaînes d’information avaient beaucoup parlé de ce scientifique français qui avait annoncé la fonte du dernier glacier polaire. Personne ne savait s’il était encore bloqué sur son rocher au milieu de l’Atlantique ou s’il était mort.
Puis, quelques semaines plus tard, le mythe de l’arrêt total du Gulf Stream était devenu une réalité. Sur l’écran géant de sa télévision, dans son appartement du centre d’Amsterdam, Kaiser avait vu se succéder des experts en climatologie qui prévoyaient des catastrophes.
Quand était arrivé l’été, ou du moins ce qui aurait dû être l’été, de fortes tempêtes avaient commencé à balayer la mer du nord et d’immenses vagues s’étaient mises à se fracasser contre les digues.
Sur l’écran de la télévision, les experts du climat avaient fait place aux experts en génie civil et aux représentants de la sécurité civile qui rappelaient à la population néerlandaise qu’une grande partie du pays avait été bâti sous le niveau de la mer.
En septembre, le Premier ministre avait été mandaté auprès du conseil de l’Europe pour faire un discours suppliant auprès des autres pays européens et requérir leur aide pour lutter contre le risque de submersion du pays.
Dans l’assemblée, tout le monde s’était accordé sur la nécessité de venir au secours de la Hollande.
Sur toutes les chaînes d’information on voyait des images filmées par un drone qui montrait les immenses digues de la mer du nord, avec faces aux éléments qui se déchaînaient, des centaines de camions, de pelleteuses et de grues qui s’activaient pour renforcer les digues.
Le 20 décembre tout bascula.
Aux 4 coins des pays bas, les sirènes d’alarme hurlèrent. La première digue avait craqué emportant avec elle plusieurs grues et des centaines d’ouvriers.
Sur l’écran de la télé, des journalistes à l’air grave interviewaient des politiciens à l’air tout aussi grave.
Ils annonçaient à la population stupéfaite que plus de 80 % des Néerlandais devaient immédiatement quitter leurs foyers. Près de 12 millions de personnes allaient se retrouver sans-abri.
La Belgique, l’Allemagne, et la France avaient dressé à la hâte des villages de tentes et d’Algecos pour accueillir les premiers réfugiés climatiques de l’Europe.
C’est ainsi que Kaiser avait tout laissé derrière lui, son grand appartement du centre d’Amsterdam, sa télévision à écran seize-neuvième. Il n’avait pris avec lui que son vélo et quelques vêtements.
Le lendemain, il était arrivé, avec des dizaines de milliers d’autres, dans un camp d’accueil de réfugiés dressé à la hâte sur un ancien aéroport désaffecté du Nord de Bruxelles. Là, il avait dû partager un dortoir avec une cinquantaine d’autres personnes. Ils manquaient de place, certains n’avaient pas trouvé de lit et devaient dormir à même le sol, mais au moins étaient-ils en vie, et au sec.
Au bout de deux semaines, ils étaient plus de 200 dans le dortoir, et la situation devenait tendue. Chaque matin Kaiser sortait de son baraquement et déambulait dans le camp, où il poussait à vélo jusqu’à la ville. Il s’installait dans un bar et, sur son téléphone portable, ou à la télévision il pouvait suivre l’évolution de la situation.
On entendait des histoires de villes sous les eaux, de personnes mortes ou disparues, de familles séparées dans différents camps. On entendait aussi de plus en plus souvent des politiciens d’extrême droite discourir sur le risque de “l’invasion hollandaise”.
On apprenait aussi que des bandes armées de nazillons s’en prenaient aux camps de réfugiés néerlandais un peu partout en Europe en les “invitant de manière musclée” à rentrer chez eux.
Sauf qu’ils n’avaient plus de chez eux.
Un soir deux nouvelles tombèrent : tout d’abord, la Hollande était intégralement sous les eaux. Et, afin d’assurer leur sécurité, les autorités belges et française avaient décidé de boucler les réfugiés dans les camps. Pour leur sécurité.
Ce soir-là Kaiser était avec Gust, un type qui fréquentait les mêmes bars que lui à Amsterdam. Et qu’il avait retrouvé dans le camp.
— Je vais m’enfuir ! dit Gust.
— Pourquoi ? nous ne sommes pas prisonniers lui répondit Kaiser.
— C’est ça, et les barrières fermées, c’est pour la déco.
— C’est pour notre sécurité, tu le sais.
— Kaiser, le monde change à toute vitesse, et l’utopie d’une Europe de paix et de sécurité a sombré en même temps que notre pays, nous devons partir, avant de “gêner” trop de monde.
— Où ça ?
— Le plus loin de la montée des eaux, loin, dans le sud, viens avec moi.
Et c’est ce qu’ils firent.
Profitant de l’arrivée d’un convoi de la Croix-Rouge et de l’ouverture des grilles, sautèrent sur leurs vélos et pédalèrent comme des diables. Les agents de sécurité ne prirent même pas la peine d’essayer de les rattraper. Quand on devait gérer des millions de Hollandais, ça ne valait pas la peine de perdre du temps pour seulement deux d’entre eux.
Ils roulèrent. Longtemps, suivant les petites routes de campagne, toujours en direction du sud, se cachant dans les buissons dès qu’ils entendaient un véhicule.
Ils évitaient au maximum de croiser des humains, se méfiant de tout le monde, craignant de rencontrer des milices des « anti-Hollandais ».
Pourtant parfois, ils ne pouvaient faire autrement que de croiser des fermes ou des villages. On les accueillait à bras ouverts, ou on les chassait.
Finalement ils s’arrêtaient peu, roulant toujours vers le sud. Un jour Kaiser demanda :
— où on va ?
— Là ou les eaux n’ont pas encore commencé à monter : en Afrique. personne ne s'y soucie des Néerlandais... où plus loin encore.
C’est ce qu’ils firent.
Alors qu’ils traversaient les Pyrénées, ils croisèrent un autre groupe de réfugiés avec qui ils firent halte pour la nuit.
Cependant que Kaiser commençait à somnoler Gust entama une grande discussion avec un homme du groupe.
Le lendemain, alors qu’ils roulaient Gus lui dit :
— On va à Madrid, On doit rencontrer un type qui s’appelle Youssef !
Au sud de Madrid, ils se dirigèrent vers une grande cité HLM construite sur les hauteurs de la ville. Gust les guida entre les bâtiments, gara son vélo devant un petit immeuble, puis grimpa un escalier et sonna à une porte.
— Quien es ?
— Vamos a Gibraltar ! dit Gust.
— Será costoso !
Gust glissa une enveloppe sous la porte. Un instant après elle s’ouvrit sur un vieil homme au teint basané.
— Vous êtes hollandais ? dit-il dans un néerlandais hésitant.
— Oui. Répondit Gus. Il nous faut des papiers, et un passage.
Le vieux dévisageait Kaiser.
— Il faudra aussi de la teinture pour tes cheveux blonds mon gars… Bon, on va faire les papiers.
Il continuait à regarder Kaiser et dit :
— Il va falloir aussi que vous appreniez un peu la langue, et prendre des noms plus passe partout. Comment tu t’appelles ?
— Kaiser.
Le type réfléchit.
— Kaiser ? Ça veut dire roi ça non ? un peu comme Malek, Tu t’appelleras Malek alors, ça veut dire presque pareil.
Ils restèrent à Madrid quelques jours. Un matin, le vieux Youssef vint les chercher ils grimpèrent à l’arrière d’un utilitaire aux vitres fumées. Avec eux il y avait une famille et deux autres fuyards comme eux… Tous Hollandais.
Ils firent route vers le sud en prenant soin d’éviter les autoroutes et arrivèrent aux portes de Gibraltar au milieu de la nuit. Là, à pied, guidés par Youssef, ils rentrèrent dans la ville et se perdirent dans un dédale de petites rues pour rejoindre un appartement dont les fenêtre donnaient sur la mer.
— Vous attendez ici ! dit Youssef. Dès que la traversée c’est possible, nous irons.
Et ils attendirent. Les jours passèrent, puis les semaines, Youssef passait parfois et chaque fois leur disait :
— il faut encore attendre.
C’est ce qu’ils faisaient.
Chaque jour un jeune homme qui habitait l’immeuble venait les voir pour leur apprendre des rudiments d’arabe.
Pour rompre l’ennui, à toute heure du jour et de la nuit, Kaiser allumait la télé et zappait sur les chaînes d’infos. Sur une télé anglaise les journalistes faisaient le point sur la situation dans les Flandres :
La mer continuait à gagner du terrain, La Hollande n’était plus, et les eaux continuaient leur progression. Là ou quelques semaines avant se dressait l’aéroport et le camp de transit, il n’y avait plus rien. L’eau avait tout recouvert.
Bruxelles et Lille avaient les pieds dans l’eau. Le Danemark était devenu une île dont la taille s’amenuisait de jour en jour.
Kaizer zappa : on voyait des foules de réfugiés allant à pied sur les autoroutes, encadrées par des blindés de l’armée.
Sur une autre chaîne des habitants des régions encore épargnées par la montée des eaux réagissaient à l’arrivée des victimes des inondations. Souvent mal d’ailleurs, partagés qu’ils étaient entre la peur de la submersion à venir et la crainte de ces nouveaux voisins à l’air dépenaillés et au regard perdu.
Un nouveau reportage commença, il s’agissait d’une conférence de presse du roi du Maroc concernant les mesures mises en place par son gouvernement face à l’afflux de réfugiés européens.
Il dit qu’il comprenait, mais que cela n’était plus possible, que les conditions d’obtention du statut de réfugié dans son pays allaient devenir plus dures. Qu’il faudrait pouvoir justifier de sa demande de séjour. Que son pays n’avait pas vocation à accueillir toute la misère de l’Europe.
Il ajoutait que l’ordre allait être donné aux gardes-côtes de stopper les bateaux des passeurs en mettant en œuvre tous les moyens à leur disposition.
Dehors le jour se levait. Kaiser ouvrit la fenêtre. Dans le lointain on voyait les lumières de Cueta et la côte marocaine à travers la brume. Bientôt il y serait pour commencer une nouvelle vie. Tout ce qu’il y avait à faire c’était traverser le détroit.
Soudain un gros zodiac lourdement chargé s’élança à travers le détroit, puis il entendit le son des canons des gardes-côtes.