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Kamaichi - préfecture d'Iwate
11 mars 2011 - 14h30
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"Ikimashô !" (on y va !)

Hime lève la truffe, agite la queue et aboie joyeusement.  Elle s'agite frénétiquement autour des jambes de l'Humaine qui essaye de lui attacher sa laisse.

Elle descend précautionneusement la marche de l’entrée à la suite de sa maîtresse. Une fois dehors, elle la dépasse et trottine fièrement devant elle. Il n'est pas question de se laisser guider.

Les rues se ressemblent. Des murs gris sale un peu partout. Parfois des pots de fleurs sont posés à même le sol. Depuis quelque jours la terre tremble. Les murs oscillent mais Hime n'est pas inquiète. Elle a l'habitude. Elle hume gaiement l'air printanier, cherchant à détecter l'odeur d'un congénère. Mais c'est trop propre. Comme si aucun chien n'était jamais passé par là.

Elles arrivent à l'entrée du parc. Hime préfère la rue. Le bitume est si doux sous les pattes. Et il y a toutes ces bonnes odeurs de viande qui parfument l'air en début d'après-midi. Dans le parc, cela sent l'herbe et les fleurs. Aucun intérêt. Et puis, les feuilles blanches, dont le sol humide est jonché, collent à ses coussinets. C'est énervant. Mais l'humaine semble adorer traverser le jardin.

Soudain, Hime s'arrête. Un parfum attire son attention, là sur un arbre. Elle tire sur sa laisse pour s'approcher. Elle hume. Un mâle est passé avant elle. Elle renifle avidement. Un shiba. Pas trop jeune mais encore vif. C'est étonnant qu'il ait réussi à marquer son passage sans que son maître nettoie derrière lui. Il doit être très futé.

L'Humaine tire sur la laisse, impatiemment. Hime abandonne l'arbre à regret, malgré elle, encore rêveuse.

Elles descendent les escaliers vers le parking du port. Encore quelques pas et les voici sur la jetée. L'humaine s'assied et contemple la baie. Hime sait que cela va durer des heures. Mais elle aime bien le port. Les odeurs changent encore. Ici il n'est plus question de fleurs, l'odeur de sel et de poisson est omniprésente. A la grande joie de Hime, de nombreux chiens ont marqué leur territoire, mais ici, personne n'a nettoyé.

La terre tremble à nouveau. Plus fort. Hime se dresse. Tout son corps est tendu. Une intuition terrible l'envahit. Elle sent un danger. Immédiat, terrible. Elle ignore pourquoi mais il faut partir au plus vite, quitter la ville, fuir vers les montagnes. Elle tire sur sa laisse, jappe nerveusement. En vain. L'humaine n'a apparemment aucune intention de bouger.

La terre se remet à trembler. Cette fois-ci la secousse est beaucoup plus violente. L'humaine se lève. Hime sent son inquiétude. Les sirènes retentissent. Elles se mettent à courir, vers la ville, le plus vite possible. Enfin. Mais trop tard.

Et soudain, la vague.

Tous les matins, le rituel était immuable. Solange se levait une heure avant le reste de la maisonnée, enfilait un peignoir et prenait son petit déjeuner devant son ordinateur. Elle passait rapidement en revue Twitter, puis scrollait frénétiquement sur Facebook. C'était surtout machinal. Elle n'accordait au fond pas beaucoup d'importance à ce qu'elle lisait. Elle cliquait rarement sur les articles ou sur les photos et distribuait des "likes" avec parcimonie. Entre deux biscottes, elle soupirait sur la vacuité des réseaux sociaux, tandis que son cerveau était happé par les lumières de l'écran.

Lorsqu'elle entendait les enfants se lever au dessus de sa tête ou Yves ouvrir la porte de la buanderie au chien de l'autre côté de la maison, elle fermait presque à regret son navigateur, éteignait l'écran et rejoignait rapidement la salle de bain avant qu'elle ne soit prise d'assaut par sa fille.

Ce matin là, une demande d'amis clignotait sur Facebook. C'était assez exceptionnel pour la surprendre. Malgré ses visites matinales journalières, elle y avait très peu "d'amis". Quelques copains d'enfance, sa fille Marine, et deux parents d'élèves avec qui elle avait l'habitude d'accompagner les sorties scolaires de son fils. Il y avait aussi ses compagnons de jeux en ligne, qu'elle n'avait jamais rencontrés et avec lesquels elle échangeait très peu. Au final elle devait avoir une cinquantaine de contacts. Guère plus.

Elle cliqua sur l'icône clignotante. Ni le nom, banal, "Marie Duran" ni la photo de profil ne lui étaient familiers. Elle s'attarda cependant dessus et parcouru la liste d'amis de l'inconnue. Elles n'avaient aucun contact en commun. Elle regarda les photos sur le "mur", elle n'y reconnut personne.

Sauf sur la dernière. Tout en bas de l'écran. On y voyait un couple en contre-jour, tournant le dos à une plage de sable blanc, plantée de cocotiers. Le visage de la femme était dans l'ombre mais sans aucun doute possible, malgré la faible exposition, l'homme était Yves. Yves avec ses tempes grisonnantes et son crâne qui commençait à se dégarnir. Le Yves de maintenant, "son" Yves. Pas celui d'avant leur rencontre, dix-huit ans plus tôt. Mais la femme qu'il serrait tendrement face à l'objectif n'était pas Solange.

Un gouffre s'ouvrit à l'intérieur de son ventre.
Après un temps en apnée qui lui sembla infini, elle se remit enfin à respirer, sa main tremblante serra la souris et sans vraiment en avoir conscience elle cliqua sur "accepter la demande d'amis".

La maison se mit à bruisser de sons familiers. Ses enfants sortaient de leurs chambres en chahutant. Un jappement joyeux retenti. Quelques minutes plus tard fille, fils, chien et mari déboulaient dans la cuisine ouverte sur le séjour et s’attablaient pour le petit déjeuner.

Solange éteignit l'écran et montat l'escalier pour aller s'habiller. Elle avait hâte qu'ils s'en aillent, qu'ils partent pour l'école, pour le boulot, hâte qu'ils la laisse enfin seule, qu'elle puisse retourner sur l'ordinateur. Elle avait sûrement rêvé, ce n'était pas possible. Cette photo était un montage, forcément. Ou alors elle avait regardé trop rapidement, ce n'était pas Yves, ça ne pouvait tout simplement pas être lui. Voilà, c'est ça, ce n'était pas lui, seulement un homme qui lui ressemblait de manière troublante.

Une fois que tout le monde fut parti et que la maison fut redevenue silencieuse, elle se réinstalla devant l'ordinateur et ralluma l'écran. Elle fit apparaître le profil de sa nouvelle "amie" et déroula son mur d'actualité. Une fois de plus, ce fut comme si soudainement son estomac descendait de plusieurs mètres. Elle manquait d'air. Sous ses yeux s'étalait une photo de son mari qui avait été posté la veille. Il se tenait assis derrière un gâteau d'anniversaire, la fille inconnue sur les genoux. Ils avaient déjà soufflé les bougies et Yves souriait comme un benêt au photographe. Le regard de Solange accrocha la main de la fille. A son doigt un solitaire semblait la narguer depuis l'écran. Solange ne comprenait pas comment c'était possible, comment son mari pouvait lui faire ça. Après toutes ses années de vie commune, et les enfants. Mon Dieu, les enfants, comment allait elle pouvoir faire comme si de rien n'était. Et la maison ? S'il décidait de la mettre dehors pour la remplacer par l'Autre, qu'allait elle devenir ? Elle s'effondra.

Reprenant ses esprits, elle attrapa fébrilement son portable et composa le numéro de sa sœur.

- Allô
- Gisèle, c'est moi, Solange, c'est affreux, je... Oh mon dieu...
- mais que se passe-t-il ? Que t'est-il arrivé ? Ça va, tu veux que j'appelle un médecin ?
- c'est, c'est... Yves. Je... L'ai vu... Sur Facebook avec une... Une autre femme. Je... Il y a une photo.... Avec elle... qu'est-ce que je vais devenir ?
- Solange, Seigneur, mais calme toi ! Enfin ! Ma chérie, Yves est décédé il y a vingt ans ! C'est sûrement ton fils, Frédéric, que tu as vu en photo. Il ressemble tellement à son père ! Rappelle toi, Il épouse sa petite amie le mois prochain, comment s'appelle telle déjà ? Ah oui, Marie Du... quelque chose, ah oui, Duran! Il fêtait ses 45 le week-end dernier, ne me dis pas que tu as oublié ?!

Montmartre - étude : studio - Paul Signac, 1883
Montmartre - étude : studio - Paul Signac, 1883

« Bonjour Balthazar et Fils à votre service.

Très certainement madame.
Nous gérons tout "de la mise en bière à la dernière pelletée de terre," si vous me permettez l'expression.

Mais bien sûr, je comprends tout à fait.
Oui
Mmmm oui...

Nous proposons effectivement ce service mais comme vous avez dû le lire sur notre brochure, il y a des conditions bien particulières à remplir.

Oui. Tout à fait. Et vous me dites que la mort est... imminente ? Et bien c'est parfait chère madame, nous pouvons donc nous organiser.

Je veux dire que nous proposons un traitement assez révolutionnaire qui permet une conservation durable mais le procédé prend un certain temps et le coût est certain.
Nous proposons également une formule low cost, tout à fait fiable et perenne mais dans laquelle nous ne cryogénisons que la tête. A vous de choisir dans quelles conditions vous souhaitez faire voyager votre époux, si je puis m'exprimer ainsi.

Très certainement.
Nous utilisons les dernières avancées en matière de cryogénisation des corps. Une fois le corps placé en cuve pour l'éternité, si vous me passez l'expression, nous l'installons dans une chambre de stockage.
Bien évidemment vous pouvez venir le visiter quand bon vous semble.

Non madame, ce n'est pas vitré. Une plaque est apposée devant chaque chambre reprenant le profil et la photo du défunt, enfin je veux dire de votre heu... époux dans notre cas. Certes, il y a un petit côté Facebook, mais ça plaît.

Évidemment vous avez noté qu'il fallait nous régler dès signature du contrat et que nous prenions les paiements à l'avance et heu... Vous avez déjà retourné le contrat signé et nous faites un virement immédiatement ? Je vais regarder si je trouve votre dossier... Ne quittez pas....

Parfait. Je vous propose de contacter l'hôpital où votre conjoint repose afin de...
Ah vous préférez que nous prenions rendez-vous. Mais c'est à dire que le décès est rarement prévisible. Si ? Et bien dans ce cas, mardi en huit, 15h... chez vous... heu... c'est un peu curieux... heu je veux dire c'est parfait. A très bientôt madame. »

Mon cher Bertin,

J'ai appris par le courrier mensuel de l'Institut de mai dernier que vous aviez émis une hypothèse sur la fonte des derniers glaciers sibériens qui rejoint les thèses que notre petite équipe étudie ici. ...continuer la lecture de "Henri"

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