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Tous les matins, le rituel était immuable. Solange se levait une heure avant le reste de la maisonnée, enfilait un peignoir et prenait son petit déjeuner devant son ordinateur. Elle passait rapidement en revue Twitter, puis scrollait frénétiquement sur Facebook. C'était surtout machinal. Elle n'accordait au fond pas beaucoup d'importance à ce qu'elle lisait. Elle cliquait rarement sur les articles ou sur les photos et distribuait des "likes" avec parcimonie. Entre deux biscottes, elle soupirait sur la vacuité des réseaux sociaux, tandis que son cerveau était happé par les lumières de l'écran.

Lorsqu'elle entendait les enfants se lever au dessus de sa tête ou Yves ouvrir la porte de la buanderie au chien de l'autre côté de la maison, elle fermait presque à regret son navigateur, éteignait l'écran et rejoignait rapidement la salle de bain avant qu'elle ne soit prise d'assaut par sa fille.

Ce matin là, une demande d'amis clignotait sur Facebook. C'était assez exceptionnel pour la surprendre. Malgré ses visites matinales journalières, elle y avait très peu "d'amis". Quelques copains d'enfance, sa fille Marine, et deux parents d'élèves avec qui elle avait l'habitude d'accompagner les sorties scolaires de son fils. Il y avait aussi ses compagnons de jeux en ligne, qu'elle n'avait jamais rencontrés et avec lesquels elle échangeait très peu. Au final elle devait avoir une cinquantaine de contacts. Guère plus.

Elle cliqua sur l'icône clignotante. Ni le nom, banal, "Marie Duran" ni la photo de profil ne lui étaient familiers. Elle s'attarda cependant dessus et parcouru la liste d'amis de l'inconnue. Elles n'avaient aucun contact en commun. Elle regarda les photos sur le "mur", elle n'y reconnut personne.

Sauf sur la dernière. Tout en bas de l'écran. On y voyait un couple en contre-jour, tournant le dos à une plage de sable blanc, plantée de cocotiers. Le visage de la femme était dans l'ombre mais sans aucun doute possible, malgré la faible exposition, l'homme était Yves. Yves avec ses tempes grisonnantes et son crâne qui commençait à se dégarnir. Le Yves de maintenant, "son" Yves. Pas celui d'avant leur rencontre, dix-huit ans plus tôt. Mais la femme qu'il serrait tendrement face à l'objectif n'était pas Solange.

Un gouffre s'ouvrit à l'intérieur de son ventre.
Après un temps en apnée qui lui sembla infini, elle se remit enfin à respirer, sa main tremblante serra la souris et sans vraiment en avoir conscience elle cliqua sur "accepter la demande d'amis".

La maison se mit à bruisser de sons familiers. Ses enfants sortaient de leurs chambres en chahutant. Un jappement joyeux retenti. Quelques minutes plus tard fille, fils, chien et mari déboulaient dans la cuisine ouverte sur le séjour et s’attablaient pour le petit déjeuner.

Solange éteignit l'écran et montat l'escalier pour aller s'habiller. Elle avait hâte qu'ils s'en aillent, qu'ils partent pour l'école, pour le boulot, hâte qu'ils la laisse enfin seule, qu'elle puisse retourner sur l'ordinateur. Elle avait sûrement rêvé, ce n'était pas possible. Cette photo était un montage, forcément. Ou alors elle avait regardé trop rapidement, ce n'était pas Yves, ça ne pouvait tout simplement pas être lui. Voilà, c'est ça, ce n'était pas lui, seulement un homme qui lui ressemblait de manière troublante.

Une fois que tout le monde fut parti et que la maison fut redevenue silencieuse, elle se réinstalla devant l'ordinateur et ralluma l'écran. Elle fit apparaître le profil de sa nouvelle "amie" et déroula son mur d'actualité. Une fois de plus, ce fut comme si soudainement son estomac descendait de plusieurs mètres. Elle manquait d'air. Sous ses yeux s'étalait une photo de son mari qui avait été posté la veille. Il se tenait assis derrière un gâteau d'anniversaire, la fille inconnue sur les genoux. Ils avaient déjà soufflé les bougies et Yves souriait comme un benêt au photographe. Le regard de Solange accrocha la main de la fille. A son doigt un solitaire semblait la narguer depuis l'écran. Solange ne comprenait pas comment c'était possible, comment son mari pouvait lui faire ça. Après toutes ses années de vie commune, et les enfants. Mon Dieu, les enfants, comment allait elle pouvoir faire comme si de rien n'était. Et la maison ? S'il décidait de la mettre dehors pour la remplacer par l'Autre, qu'allait elle devenir ? Elle s'effondra.

Reprenant ses esprits, elle attrapa fébrilement son portable et composa le numéro de sa sœur.

- Allô
- Gisèle, c'est moi, Solange, c'est affreux, je... Oh mon dieu...
- mais que se passe-t-il ? Que t'est-il arrivé ? Ça va, tu veux que j'appelle un médecin ?
- c'est, c'est... Yves. Je... L'ai vu... Sur Facebook avec une... Une autre femme. Je... Il y a une photo.... Avec elle... qu'est-ce que je vais devenir ?
- Solange, Seigneur, mais calme toi ! Enfin ! Ma chérie, Yves est décédé il y a vingt ans ! C'est sûrement ton fils, Frédéric, que tu as vu en photo. Il ressemble tellement à son père ! Rappelle toi, Il épouse sa petite amie le mois prochain, comment s'appelle telle déjà ? Ah oui, Marie Du... quelque chose, ah oui, Duran! Il fêtait ses 45 le week-end dernier, ne me dis pas que tu as oublié ?!

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